1
— Arrête ! Voleur !
Deux hommes couraient dans la rue animée en évitant les nombreux flâneurs qui regardaient tranquillement les marchandises entassées par terre ou exposées sur les étals découverts. Le premier serrait sous son bras une oie qui criaillait, affolée ; le second brandissait un bâton.
— Au secours ! Il va me tuer ! hurla l’homme chargé du volatile.
— Arrêtez-le ! Il m’a dupé ! vociféra l’autre.
— C’est mon oie. Je l’ai achetée au prix juste !
— Oui ! Avec du blé moisi !
— Tu y as ajouté du grain pourri dès que j’ai eu le dos tourné !
La réponse se perdit sous les cris furieux de l’oiseau.
Les marchands derrière leurs étals ou près de leurs produits amoncelés, la foule de gens dont beaucoup étaient là pour se promener plus que pour faire des emplettes, tous les observaient, ébahis. Des têtes apparurent aux fenêtres des bâtiments blancs à un étage, derrière le marché. Les matelots des navires amarrés au port accoururent, suivis d’un flot de curieux, pour ne rien manquer de la rixe si d’aventure le poursuivant rattrapait le fuyard.
Au premier cri, le lieutenant Bak s’était précipité à la rambarde de la grande barge de transport sur laquelle il se tenait. Bien que la cargaison fût lourde et la ligne de flottaison haute, le pont spacieux s’élevait bien au-dessus de l’escarpement bourbeux, grâce aux eaux de la crue qui léchaient les racines des herbes dures et des rares buissons échappés à l’inondation. De là, l’officier put suivre par intermittence la course des deux hommes à travers la foule grouillante. La brise du nord rafraîchissait son torse et ses larges épaules moites ; elle ébouriffait ses courts cheveux foncés et soulevait l’ourlet de son pagne. Il fut tenté de leur donner la chasse, d’éviter un échange de coups et de veiller au triomphe de la justice. Mais la criminalité qui sévissait le long du fleuve n’était pas de son ressort. Il incombait à la patrouille du port de s’en charger. Néanmoins…
D’un coup d’œil, il consulta le sergent Imsiba à sa droite, puis le capitaine Neboua à sa gauche. Tous deux hochèrent la tête. Alors, comme un seul homme, le trio s’élança vers la large passerelle de bois qui reliait le pont à la terre ferme.
Une stridulation aiguë perça l’air, les arrêtant net. Ce signal leur était familier, car c’était celui qu’utilisait souvent la compagnie de Bak, formée de policiers medjai. Quelques instants plus tard, une unité d’hommes armés surgissait d’une allée perpendiculaire et descendait en courant la rue encombrée.
Tous étaient medjai et arboraient le bouclier noir et blanc en peau de vache de la patrouille du port. Ils encerclèrent rapidement l’homme à l’oie et son poursuivant, désarmèrent l’un, confisquèrent à l’autre l’objet bruyant du litige, puis les emmenèrent. Le chef de la patrouille – un Medjai lui aussi – passa le long des étals en quête de témoins.
Bak, Imsiba et Neboua échangèrent des sourires penauds. Ils n’étaient plus à la forteresse de Bouhen, sur la lointaine frontière sud où il leur appartenait de régler de tels différends. Ici, dans la capitale, d’autres se chargeaient de faire respecter les lois du pays pour la plus grande satisfaction de Maât, déesse de l’ordre, de la vérité et de la justice.
Le sourire d’Imsiba s’élargit. Il étreignit Bak par les épaules, non en simple second, mais avec l’affection d’un frère.
— Tu m’as manqué, mon ami.
Le grand Medjai le dépassait d’une demi-paume et comptait quelques années de plus que lui. Ses yeux au regard vif, perçant, brillaient dans son visage à la peau foncée, et ses mouvements possédaient la grâce souple et musclée du léopard.
Très ému, Bak lui rendit son accolade.
— Si tu savais combien je suis heureux de te revoir ! Pas un jour n’a passé sans que je pense à chacun d’entre vous, ajouta-t-il, souriant à tous ceux qui se pressaient autour de lui sur le pont.
Sitamon, la belle épouse d’Imsiba, s’avança pour le saluer affectueusement, puis il se baissa et serra le fils de la jeune femme contre son cœur. Il prit dans ses bras l’épouse de Neboua, toute menue, brune et timide, avec entre eux son petit enfant Noferi, son informatrice obèse dont la jeunesse n’était plus qu’un lointain souvenir, vint les yeux humides, lui affirmer qu’il ne lui avait pas manqué du tout en s’accrochant à Bak comme à un fils prodigue. Les Medjai se pressèrent autour de leur chef, serrant ses mains et lui témoignant, à grand renfort de claques dans le dos, leur attachement et leur respect, tandis que le commandant Thouti se frayait un passage à travers le cercle pour se mêler aux retrouvailles.
Après ces effusions, les Medjai et les femmes rassemblèrent leurs affaires, pressés de quitter le pont encombré où s’entassaient le matériel et les réserves. Bak avait déniché une maison que ses hommes pourraient occuper tant qu’ils resteraient à Ouaset[1], et il s’était arrangé avec le contremaître de la garnison locale pour obtenir de la nourriture et d’autres denrées périssables. L’épouse de Thouti, arrivée avant eux, avait préparé des logements pour Neboua, Imsiba et leur famille, ainsi que pour les quatre autres Medjai mariés.
— On craignait que tu nous aies oubliés, dit Neboua, le sourire taquin, en posant la main sur l’épaule de Bak. Cela fait combien de temps, déjà, que tu nous as abandonnés à Bouhen ? Deux mois ? Beaucoup plus qu’il n’en faut pour s’habituer à la belle vie et tourner le dos à ses anciens amis.
Le capitaine d’infanterie, aux muscles durs et aux traits épais, avait un peu plus de trente ans. Son pagne froissé, son large collier de perles tout de travers et sa chevelure hirsute donnaient une image trompeuse. S’il lui arrivait de manquer de doigté ou de finesse, Neboua était un officier compétent et expérimenté.
Le commandant Thouti qui, le premier, avait accueilli Bak à bord, attira le trio vers la proue, à l’écart de l’agitation qui régnait sur le pont.
Devant eux était amarré un gracieux navire d’agrément. L’équipage et les passagers s’affairaient tout autant. Les marins préparaient leur vaisseau en vue d’un long séjour ; un homme aux cheveux blancs ainsi que deux jeunes femmes donnaient des ordres aux serviteurs et vérifiaient paniers et coffres pendant que les portefaix attendaient. « Un noble et les membres de sa maison », songea Bak. À en juger par les quatre plumes peintes sur la proue, symboles d’Inheret, dieu de la guerre et de la chasse, ils venaient de la capitale provinciale de This[2]. Tous bavardaient gaiement, heureux d’avoir atteint Ouaset et les mille plaisirs qu’elle avait à offrir.
Grimpant sur le château avant, Thouti contempla la longue file de vaisseaux amarrés l’un derrière l’autre sur le front de l’eau et, plus loin, sur quatre, voire cinq rangs. Des mâts débarrassés de leur voile s’élevaient au-dessus de bateaux de toutes tailles où, pour la plupart, le pont était vide. Les gréements grinçaient, les cordages claquaient, un marin occupé à pêcher sifflotait un petit air joyeux, sous l’œil des corbeaux perchés sur les vergues dans l’espoir d’un repas facile.
— Je n’ai jamais vu autant de monde dans ce port, remarqua Thouti. On dirait qu’il y aura plus d’affluence que d’ordinaire pour la Belle Fête d’Opet.
Large d’épaules et musclé, quoique de petite taille, le commandant avait les sourcils épais et le menton ferme. Le long voyage, exempt de responsabilités, avait adouci le pli habituellement dur de sa bouche.
— C’est vrai, répondit Bak. L’espoir de voir Maakarê Hatchepsout et Menkheperrê Touthmosis[3] marcher, ensemble, aux côtés d’Amon attire beaucoup de gens dans la capitale.
Il était rare de trouver les deux souverains réunis en un même lieu ; l’événement permettait de mesurer l’importance de la fête d’Opet et des rites grâce auxquels ils réaffirmeraient leur statut divin.
— Ils ont surtout envie de participer aux festivités ! souligna Imsiba, qui observait le marché populeux avec amusement.
— Onze jours de réjouissances, gloussa Neboua. Je parie qu’il y aura plus d’un crâne douloureux et d’un estomac barbouillé !
Des rires féminins rappelèrent à Bak le beau navire amarré devant eux. Des visiteurs de marque ne cessaient d’arriver dans la capitale.
— Quant aux notables, ils auront tout le loisir de marquer leur allégeance au cours des audiences qui seront accordées du deuxième au dixième jour. Peu voudront compter au nombre des absents, ajouta-t-il, narquois.
— Ne sois pas railleur, lieutenant, répliqua Thouti d’un air faussement bourru. Comme eux, j’irai me prosterner devant les souverains.
— Toi ?
— Ma nouvelle fonction de commandant de garnison à Mennoufer1[4] me confère un statut important. Désormais, je fraierai avec d’éminents personnages.
Bak décela une pointe de dérision dans ses paroles – comme, d’ailleurs, il était censé le faire. Il sourit.
— Et nous ? Allons-nous rester à Ouaset pendant toute la fête, ou devons-nous continuer vers Mennoufer ?
Thouti fronça les sourcils, feignant l’indignation.
— Tu me crois donc capable de vous priver de ces joyeuses célébrations ?
— Je ne crois rien, chef, répondit Bak. Toutefois, par précaution, j’ai trouvé un cantonnement pour mes Medjai, où ils pourront rester jusqu’après la fête.
Le commandant tenta de prendre un air sévère, mais un petit rire lui échappa, gâchant l’effet qu’il voulait produire.
— Thouti ? Est-ce toi ?
Un homme d’âge mûr, corpulent et chauve, se hâta de descendre la passerelle du navire immobilisé devant eux. Il portait le pagne long des scribes, et son plastron, les anneaux sur ses bras et sur ses poignets dénotaient l’opulence et le pouvoir. Passant devant son jeune scribe et quatre serviteurs qui attendaient près d’une chaise à porteurs, il s’approcha bien vite de la barge de transport.
Le commandant, ravi, sauta du château avant et se pencha au-dessus de la rambarde.
— Djehouti ? Par la grâce d’Amon ! Jamais je n’aurais cru te voir hors du palais.
L’homme répondit en riant :
— Je ne suis pas l’époux de notre reine, mais un simple serviteur.
— Un serviteur d’une importance incommensurable.
Thouti se tourna vers ses compagnons pour leur présenter le nouveau venu :
— Djehouti détient toute la richesse de Kemet entre ses mains. C’est le grand trésorier de notre pays.
Sur l’ordre impatient d’un contremaître, des porteurs pliés sous la charge descendirent l’un derrière l’autre la passerelle du navire d’agrément. L’homme aux cheveux blancs traversa rapidement le pont pour les surveiller, tandis que les deux femmes – ses filles, supposait Bak – continuaient à s’affairer autour des bagages. L’élégance exquise de leurs vêtements et de leurs bijoux, le nombre imposant de serviteurs confortèrent le lieutenant dans l’idée qu’il s’agissait de nobles.
L’homme suivit le dernier porteur jusqu’à la berge, puis vint rejoindre Djehouti. Il était aussi maigre que le grand trésorier était gras, et de taille moyenne. Un début de calvitie s’était creusé dans ses cheveux épais ; ses yeux, d’un bleu étonnant, semblaient des morceaux de ciel.
Djehouti lui présenta le commandant, expliquant d’où il venait et où il se rendait.
— Thouti, voici mon ami Pentou, gouverneur de la province de This.
C’était une cité très ancienne, à plusieurs jours de voyage au nord. Bien qu’elle eût perdu son importance d’antan, elle demeurait la capitale de la province où se trouvait Abdou[5], centre du culte d’Osiris, et abritait maints tombeaux anciens et vénérés.
— Je le connais, comme toi, depuis des années, poursuivit Djehouti. Depuis notre arrivée dans la capitale. Nous n’étions guère que des enfants, arrachés à nos foyers pour apprendre à lire et à écrire dans la maison royale. Nous nous raccrochions l’un à l’autre dans notre solitude. À présent, nous sommes des hommes de haut rang, toujours proches bien que nos chemins aient divergé.
Thouti présenta à son tour ses compagnons, puis demanda à Pentou :
— Tu viens à l’occasion de la fête ?
— En effet. Cette année promet d’être exceptionnelle. La crue n’a été ni trop haute ni trop basse ; les récoltes seront abondantes. Maakarê Hatchepsout a de grands motifs de se réjouir. Elle…
Attiré par le bruit léger de sandales de cuir sur le bois, il se retourna vers les deux jeunes femmes qui empruntaient la passerelle.
Alors qu’elles approchaient, Bak vit que toutes deux avaient une vingtaine d’années, proches de lui par l’âge. Leurs cheveux foncés frôlaient leurs épaules, leur peau avait la finesse et la nuance délicate de l’ivoire précieux. L’une était plus élancée, cependant elles se ressemblaient beaucoup et leurs traits, sans être beaux, possédaient une indéniable séduction.
Pentou oublia ce qu’il voulait dire, comme si leur vue avait chassé toute pensée de son cœur. Il s’avança à leur rencontre et prit la main de la plus grande, qu’il contempla avec adoration.
— Es-tu prête, ma chérie ?
— Plus que prête, mon bien-aimé, répondit-elle avec un gracieux sourire. Tu sais comme ces voyages en bateau m’ennuient.
Elle était donc son épouse, et non sa fille. Bak resta imperturbable, dissimulant sa surprise.
— J’ai réclamé une chaise à porteurs, indiqua Pentou. Veux-tu y monter ou préfères-tu marcher ?
Bak échangea un rapide coup d’œil avec Neboua et Imsiba. Comme lui, ces derniers avaient supposé que c’était celle du grand trésorier.
— Nous irons à pied, du moins pendant une partie du chemin.
Elle regarda sa sœur, qui l’approuva d’un sourire, puis elle se tourna vers Djehouti d’un air radieux.
— Ce fut un plaisir de te revoir. Trop brièvement, il est vrai, toutefois nous espérons y remédier. Notre demeure sera prête à accueillir des invités d’ici un ou deux jours. Je t’en prie, amène ta chère épouse.
— Pentou m’a déjà invité et j’ai accepté, répondit aimablement le grand trésorier.
Des servantes et des serviteurs chargés de paniers et de paquets se hâtèrent de descendre à terre et se rassemblèrent autour de la chaise à porteurs. La jeune femme dit à son époux :
— Tu ne tarderas pas, n’est-ce pas, très cher ?
— Je te rattraperai avant que tu n’arrives à la maison.
Après un bref sourire, elle se détourna pour emprunter la rue qui traversait le marché. Sans qu’elle ait à faire un signe, serviteurs et porteurs lui emboîtèrent le pas. La foule de clients et de flâneurs s’ouvrit pour les laisser passer, puis se referma derrière eux, les dissimulant à la vue. Ce fut seulement lorsque sa femme eut disparu que Pentou se rappela la présence des hommes avec qui il avait conversé.
Se sentant peu à leur place en compagnie de ces trois hauts personnages, Bak, Neboua et Imsiba s’éclipsèrent dès qu’ils le purent sans être incorrects. Ils déambulèrent à travers le marché, se frayant un chemin parmi les chalands et les tas de marchandises, observant les étals, savourant sans réserve le plaisir d’être réunis et insouciants.
Le nombre de marchands avait doublé ces derniers jours, et la foule était grossie par des centaines de visiteurs venus de loin pour assister à la fête d’Opet. La procession qui en marquerait l’ouverture n’aurait pas lieu avant une semaine, toutefois, à cause des incertitudes du voyage, mais aussi pour le marché plus important que de coutume, beaucoup étaient venus très en avance.
Autour d’eux, le monde résonnait de voix et de rires. Le caquètement aigu des singes répondait au craquement des gréements, des vergues et des mâts le long du port. La lente cadence des tambours, marquant la progression des navires au fil de l’eau, faisait écho au jeu des musiciens de rue. L’odeur du fleuve, l’âcre relent des corps, des animaux et de leurs excréments se mêlaient aux arômes d’épices et d’herbes, aux effluves d’huiles aromatiques, au fumet des viandes braisées ou rôties. Les habitants de Kemet, vêtus de lin fin ou de toile rude, coudoyaient des visiteurs portant les tuniques de laine colorées en usage dans le Nord, ou les pagnes de cuir répandus dans le Sud.
En pères affectueux, Neboua et Imsiba s’arrêtèrent devant l’étal d’un sculpteur sur bois, pour voir des oiseaux multicolores dont les ailes battaient sous la brise. Bak les attendit sur le côté en observant les passants.
Peu à peu, il prit conscience d’un bruit insolite dans un marché animé. Des hennissements à peine audibles, trop lointains pour que des gens distraits par dance environnante y prennent garde. Il leva la tête, tendit l’oreille. Quelquefois le bruit disparaissait dans le brouhaha, par moments il le distinguait avec acuité. Les chevaux étaient troublés. Leurs appels et leurs renâclements d’inquiétude parlaient clairement à l’ancien conducteur de char qu’il était. Il fallait leur porter secours.
— Neboua, Imsiba, je continue d’avancer, lança-t-il à travers l’étal. J’entends des chevaux en danger.
Neboua cessa un instant d’observer d’un œil intéressé Imsiba qui négociait le prix d’un oiseau.
— De quel côté ?
— Quelque part au nord.
— On te rejoint tout de suite.
Bak se fraya un chemin jusqu’au bord de l’eau, où la foule était plus clairsemée. Il évita des marins et des portefaix, sauta par-dessus des marchandises et des cordages, et se mit à courir dès que la voie fut libre. Les hennissements devenaient de plus en plus bruyants et affolés. D’autres gens commençaient à les remarquer. La majorité d’entre eux se borna à relever la tête pour voir ce qui se passait, quelques-uns commencèrent à avancer en direction du bruit, une poignée d’hommes se mit à courir derrière Bak.
Il dépassa les derniers étals. Au-delà, la rue était presque vide. La plupart de ceux qui quittaient le marché rentraient chez eux, à l’est de la cité. Cependant, quelques personnes attroupées au bord de l’eau fixaient le dernier bateau de la file en parlant avec nervosité. Des paniers débordants, des sacs à provisions et des balluchons bosselés gisaient à leurs pieds. Deux garçons de huit ou neuf ans, dont l’un avait un chiot dans les bras, se tenaient à côté des adultes. En entendant les pas précipités de Bak et de ses compagnons, tous se retournèrent.
— Quelqu’un parmi vous s’y connaît-il en chevaux ? demanda l’un des hommes.
Il tendit le doigt vers le pont avant de la grande barge de transport maritime, dotée d’une coque large, d’un haut mât et d’une voile massive roulée contre la basse vergue.
— Regardez-les ! Si on ne les calme pas très vite, ils risquent de se tuer.
— J’étais autrefois dans les chars, répondit Bak, concentrant son attention sur les animaux.
Seize chevaux noirs et bais étaient attachés dans des stalles contiguës, devant la cabine. Fous de terreur, ils agitaient leur crinière, tentaient de se cabrer pour se libérer des longes qui les retenaient. Leurs sabots martelaient le pont, leurs flancs heurtaient les planches des stalles. Quelque chose à bord les effrayait, et leur panique ne faisait que croître.
— Qu’est-ce qu’il y a sur ce navire ? interrogea Neboua, se glissant à côté de Bak.
Imsiba remarqua d’un air sombre :
— Ils sentent un danger, mon ami. Un serpent, à ton avis ?
— Les chevaux sont des animaux précieux, maugréa Neboua. On n’aurait pas dû les laisser sans surveillance.
— Si l’équipage a eu quartier libre et que seuls deux ou trois marins sont restés, une vipère a pu les mettre en fuite, suggéra Imsiba.
— Alertez la patrouille du port, dit Bak aux enfants. Demandez des hommes habitués aux chevaux. Il va falloir les éloigner de ce navire au plus vite, et nous aurons bien besoin d’aide.
Le premier gamin fourra le chiot dans les bras de sa mère et, les yeux brillant d’excitation, son ami et lui partirent en courant.
Bak bondit sur la planche qui, grâce aux dieux, était restée en place ; Neboua et Imsiba le talonnaient de près. En haut, ils cherchèrent des yeux la cause de l’affolement. On ne voyait pas âme qui vive. Pas de marin, pas de garde, pas de quartier-maître. Seulement des monceaux de marchandises arrimées au pont, où aucun désordre ne révélait le passage d’un voleur, mais où le moindre recoin pouvait dissimuler un reptile.
Le refuge le plus attirant pour un serpent était la proue, où une douzaine de sacs de céréales étaient empilés près d’un amoncellement de paille et de foin réunis en faisceaux. Un tas de sacs vides, ainsi que des fétus de paille, des épis et du fourrage éparpillés sur le sol évoquaient un long voyage.
Neboua exprima à haute voix ce qu’ils pensaient tous :
— Au nom d’Amon, qui abandonnerait ces chevaux avec un serpent à bord ? Ils auraient au moins pu laisser un homme de garde sur la passerelle le temps d’aller chercher du secours !
— Commençons par les faire descendre, résolut Bak. Une fois qu’ils seront en sûreté, nous tâcherons d’éclaircir cette question.
Explorant le pont du regard, il remarqua une tunique abandonnée sur la rambarde, à l’avant. Il s’en munit, puis donna des instructions à ses deux compagnons, dont aucun n’avait l’habitude des chevaux.
— Imsiba, trouve une impasse où nous pourrons les retenir.
— Bien, mon ami, répondit le Medjai avant de s’éloigner au pas de course.
— Neboua, si je les calme un par un, pourras-tu les mener jusqu’à Imsiba ?
— Oui, à condition que tu me montres comment faire, marmonna le capitaine en observant les animaux sans dissimuler sa méfiance.
Il avait toujours vécu sur la frontière sud et n’avait jamais approché un cheval de sa vie.
Le remerciant d’un sourire, Bak s’avança d’un pas lent vers la première stalle en parlant tout bas à la jument retenue à l’intérieur, baie avec une étoile blanche entre les yeux. Elle semblait gravide. Neboua scrutait le pont, prêt à assener un coup de son bâton de commandement si un serpent se faufilait dans la paille qui jonchait le plancher.
Bak ne savait si la jument et ses congénères étaient dressés. Le navire était gréé comme ceux de Kemet, mais, vu que les chevaux étaient le plus souvent importés, ils venaient sans doute d’un pays lointain. Cela signifiait que la jument se trouvait à bord depuis un certain temps. Aucun homme sensé n’aurait embarqué un cheval sauvage. Bak en conclut donc qu’elle était apprivoisée, un tant soit peu dressée et se fiait aux humains.
Il jeta la tunique qui empestait la sueur sur son épaule et se força à ne plus penser au serpent, se concentrant uniquement sur la jument, faisant abstraction du bruit et de la terreur des autres. Il tendit la main. La jument s’écarta, hennit de frayeur. Il continua à parler doucement, sans laisser transparaître sa hâte à la faire sortir de cette stalle, sa peur que les autres animaux, dans leur affolement, renversent une paroi et se blessent.
Lentement – oh ! si lentement ! –, la jument se calma. Le cheval voisin s’apaisait lui aussi, signe qu’aucun serpent ne se trouvait à proximité. À nouveau, Bak tendit la main, offrant son amitié. La jument hennit mais ne se déroba pas. Avec circonspection, il se pencha au-dessus de la cloison et tenta d’attraper sa longe. Elle recula. Il demeura comme il était, penché vers elle, la paume ouverte. Enfin, elle tourna la tête et, méfiante encore, renifla ses doigts. En murmurant des mots doux, il s’empara de la longe, attira la jument et lui flatta le museau.
Aussitôt elle le laissa entrer. Il répugnait à lui masquer les yeux, mais il ne pouvait être sûr de ses réactions hors de l’enclos, et à plus forte raison sur la passerelle. Sans cesser de la rassurer de la voix, il lui jeta la tunique sur la tête et la guida, toute tremblante, sur le pont. Elle renâcla et tira sur la longe lorsqu’elle sentit la planche oblique sous ses sabots, mais finit par obéir.
Neboua, qui n’avait pas prononcé un mot, les suivit de loin. Une unité de la patrouille du port les attendait au pied de la passerelle. Le commandant ordonna aux hommes de reculer afin d’épargner à la jument tout motif de crainte. Sentant la terre ferme sous ses pas et la voix apaisante de Bak à ses oreilles, elle cessa de trembler. Il la débarrassa de la tunique et confia la longe à Neboua qui, avec la même douceur, la conduisit vers la petite impasse où Imsiba les attendait.
L’officier de la patrouille s’avança et se présenta. Le lieutenant Karoya était un jeune Medjai, grand et mince, dont le bras gauche s’ornait d’un tatouage tribal.
— Bien joué, lieutenant ! dit-il à Bak.
— J’espère que certains de tes hommes savent s’y prendre avec les chevaux, lieutenant Karoya. Nous en avons quinze autres à faire descendre de ce bateau.
— Trois d’entre eux pourront t’aider. Ils ont servi comme archers dans le régiment d’Amon, auprès des conducteurs de char.
Faisant signe au trio d’approcher, il regarda le navire et sa cargaison apeurée.
— As-tu la moindre idée de ce qui les effraie ?
— Nous pensons qu’il s’agit d’un serpent. Il nous faudra trois ou quatre hommes armés de triques pour monter la garde.
Une demi-heure plus tard, Bak faisait descendre le dernier animal.
— Maintenant, dit-il à Karoya, voyons ce qui les terrorisait à ce point Amon seul sait ce que nous allons trouver.
Le jeune officier hocha la tête.
— J’ai remarqué ce navire à son arrivée, ce matin, une ou deux heures avant ton appel, puis je n’y ai plus prêté attention. Avec tous les visiteurs attirés par les festivités, et cette affluence au marché… Enfin, tu imagines ! dit-il avec un sourire désolé. Ce sont des proies faciles pour bien des individus sans scrupules.
Un Medjai de la patrouille se chargea de conduire le cheval à l’entrée de l’impasse. Là, plusieurs autres policiers du port s’apprêtaient à amener les animaux enfin apaisés et dociles dans les écuries de la garnison, où l’on en prendrait soin le temps de retrouver leur propriétaire. Neboua, dont le grade élevé couperait court à toute opposition des fonctionnaires, les accompagnerait.
Bak proposa que Karoya, Imsiba et lui-même, secondés par une demi-douzaine de membres de la patrouille, effectuent une fouille systématique du pont à partir de la proue. Tandis que les autres retournaient surveiller le marché, ils gravirent la passerelle et s’attelèrent à leur tâche.
Pendant que ses compagnons, sur le qui-vive, brandissaient leur trique, l’un des hommes ramassa la longue perche utilisée pour sonder la profondeur du fleuve et l’enfonça dans le foin, près du château avant. Un faible gémissement se fit entendre. Bak et les autres se regardèrent, stupéfaits. L’homme écarta la paille avec précaution. Quelques instants plus tard apparurent deux marins ligotés l’un à l’autre. L’un était encore inconscient, mais l’autre commençait à revenir à lui.
Bak échangea un coup d’œil inquiet avec Imsiba et Karoya. Il n’était plus question de serpent. On avait assommé ces deux hommes, sans doute restés à bord pour monter la garde. Si l’on n’avait pas volé les chevaux en dépit de leur valeur, quel autre objet précieux avait-on dérobé ?
Bak laissa à Imsiba le soin de ranimer les matelots pendant que les policiers reprenaient leur fouille, et il s’approcha de la poupe. L’odeur de crottin s’atténuait, près de la cabine légère dont les nattes colorées en jonc tressé formaient un motif de chevrons. Dans l’air moins âcre, Bak décela une odeur métallique, bien trop familière. Mû par un sombre pressentiment, il écarta le pan qui tenait lieu de porte. L’intérieur était plongé dans l’ombre, mais la longue bande de lumière dessinée par l’ouverture tombait sur un homme gisant par terre. On lui avait tranché la gorge. Sa tête et le haut de son corps baignaient dans une mare de sang qui commençait à sécher. C’était l’odeur de la mort qui avait semé l’effroi parmi les chevaux.
— Karoya ! appela Bak.
Prenant garde à éviter la flaque rougeâtre, il s’agenouilla près du cadavre. L’arme avait disparu, toutefois elle avait dû être longue, effilée et maniée avec force.
Les pas de Karoya résonnèrent sur le pont. Il passa la tête à l’intérieur, marmonna un juron et arracha aussitôt plusieurs nattes afin de voir la scène à la lumière. Le corps était celui d’un homme d’environ quarante ans. Ses cheveux châtain clair dégageaient son visage large et glabre en une natte épaisse qui s’enroulait dans le sang. Sa tunique à manches longues était maintenue aux épaules par des fibules en bronze ciselé. Un anneau d’or, surmonté d'un sceau, ornait son médius droit ; plusieurs bracelets d’or paraient son poignet gauche et une amulette était accrochée à son cou.
— Un Hittite, conclut Bak.
— Il s’appelait Marouwa, dit Karoya, qui détourna les yeux, luttant pour refouler sa nausée. J’aurais dû deviner, en voyant les chevaux, qu’il était de retour à Kemet.
Bak feignit de ne pas remarquer le malaise du jeune officier.
— Tu le connaissais donc ?
— Je ne le voyais qu’au port. À peu près tous les six mois, il amenait des chevaux du Hatti[6] pour les écuries royales.
Soudain, une ombre tomba sur le corps et une voix masculine demanda d’un ton impérieux :
— Qu’est-ce qui se passe, ici ? Mais, c’est Marouwa ! Qu’est-il arrivé ? Où sont ses chevaux ? Où sont les marins qui gardaient le navire ?
Karoya saisit l’homme par le bras et le força à reculer de la cabine. Puis, il expliqua à Bak :
— C’est Antef, le commandant de bord. Que faisais-tu, capitaine ? Où est passé ton équipage ? interrogea-t-il d’une voix dure.
Le capitaine, naguère séduisant mais gagné par l’embonpoint, releva le menton et se redressa de toute sa taille.
— Comme toujours, et conformément au règlement, je suis allé aux douanes signaler notre arrivée, remettre un exemplaire du manifeste et demander la visite d’un inspecteur à bord dans les plus brefs délais. Et toi, qui es-tu ? demanda-t-il à Bak en le foudroyant du regard. Que s’est-il passé, ici ? A-t-on tué Marouwa pour lui voler ses chevaux ?
Pendant ce temps, les Medjai qui fouillaient le bateau avaient compris qu’aucun serpent n’était en cause et s’étaient approchés eux aussi de la cabine.
— Où sont tes membres d’équipage ? répliqua Bak.
— Pourquoi devrais-je te le dire ? Je ne te connais pas. Pour autant que je sache, tu n’as rien à faire ici.
— Réponds ! ordonna Karoya d’un ton sec.
Antef obtempéra à contrecœur :
— J’ai désigné deux hommes de garde et j’ai autorisé les autres à descendre à terre. Rien ne justifiait de les retenir. Marouwa restait pour s’occuper de ses chevaux, et ma propre cargaison n’était pas d’une valeur exceptionnelle.
— Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ?
— Je lui ai dit au revoir en quittant le navire. Il se trouvait près des stalles.
— C’était il y a combien de temps ?
— Deux heures au plus. Probablement moins.
— Les hommes ont été assommés par-derrière ; après, ils ne se souviennent plus de rien, résuma Bak. Ils n’ont aucune notion du temps qui a pu s’écouler jusqu’à ce qu’on les découvre, mais les marins d’un bateau voisin les avaient remarqués, Marouwa et eux, une demi-heure avant que les chevaux ne s’emballent.
Maï, le capitaine du port, cessa de faire les cent pas dans son bureau du premier étage pour regarder par la large baie qui dominait le fleuve. Il contempla les navires, le marché grouillant d’animation, mais son expression sombre révélait que toutes ses pensées allaient vers le défunt.
— Ce meurtre ne pourrait-il résulter d’une tentative de vol qui aurait mal tourné ?
Karoya secoua la tête.
— C’étaient les chevaux qui avaient le plus de prix. En outre, d’après le capitaine Antef, dit le jeune officier en désignant ce dernier, debout entre Bak et lui, Marouwa n’avait à bord que les bijoux qu’il portait. Tous étaient en or. Il aurait été facile de s’en emparer.
— Mais on ne les a pas pris.
Le capitaine du port était grand et vigoureux. Des rides soucieuses barraient son front, sous sa frange de cheveux blancs bouclés.
— Le reste aussi était intact ?
— Rien n’indique qu’on ait fouillé la marchandise dans l’espoir futile d’y trouver des objets de valeur, déclara Antef.
Maï le considérait, pensif.
— Je ne t’ai jamais vu transporter une cargaison peu rentable.
Antef se crispa et répliqua sur le ton de l’indignation :
— Dans la cale, à part les pierres qui constituent le lest, nous avions des lingots de cuivre. Sur le pont, des céréales, du foin et de la paille pour les chevaux. Nous transportions aussi des articles en cuir et des étoffes de laine, très appréciées de ceux qui viennent de terres moins tempérées. Tout était assez précieux pour dégager un bénéfice, rien ne valait la peine qu’on tue pour se l’approprier.
Maï s’assit sur une chaise basse, de sorte à observer le port et, en même temps, ses interlocuteurs.
— Si ce n’est pour voler, pourquoi aurait-on tué Marouwa ? Je n’ai jamais rencontré d’homme plus diligent et industrieux que lui.
— La politique, affirma aussitôt Antef avec assurance. Il a dû se trouver impliqué dans la politique hittite, et nul n’ignore que cela peut se révéler dangereux.
— Il est fort possible qu’Antef ait raison, remarqua Maï après le départ du capitaine.
Il s’interrompit pour boire une longue gorgée de bière, puis reposa la cruche sur une table basse, près de son siège.
— La politique hittite ressemble aux sables mouvants : d’un calme trompeur tant qu’on l’évite, un piège mortel qui engloutit celui qui s’y aventure.
Bak, installé sur un tabouret en face du capitaine du port, avec lequel il avait lié connaissance quelques semaines plus tôt[7], sirotait sa propre bière. Il lécha l’écume épaisse, un peu granuleuse, sur ses lèvres.
— Le connaissais-tu bien ?
— À l’évidence, moins que je ne le croyais.
Maï, qui avait écarté toute formalité, sourit comme un gamin pris en train de plonger les doigts dans un pot de miel.
— Il avait découvert mon faible pour les olives, les noires bien mûres, préparées en saumure. Chaque fois qu’il amenait des chevaux, il m’en offrait plusieurs jarres.
Il ajouta, après une hésitation :
— On n’en aurait pas trouvé à bord, par hasard ?
— Non, capitaine, répondit Karoya avec un petit sourire. Mes hommes vérifieront. S’ils en voient, ils te les apporteront.
— Je l’apprécierais au plus haut point.
Maï but à nouveau, puis posa la cruche entre ses cuisses.
— Je croyais que Marouwa ne s’intéressait pas à la politique de son pays, mais peut-être me suis-je trompé.
— Il n’abordait jamais ce sujet ?
— Non.
Attristé, Maï détourna la tête.
— J’ai entendu dire par des voyageurs revenus de cette terre lointaine que la situation politique y est toujours instable. La discorde règne entre différentes factions, certaines loyales envers le roi précédent, d’autre envers le souverain en titre, et d’autres encore envers un troisième prétendant. Peu de monarques restent longtemps sur le trône et, lorsqu’ils sont renversés, tous ceux qui partageaient leur pouvoir sont aussi déposés. Du moins, s’ils ont de la chance ! précisa-t-il avec un rire dur. Nombre d’entre eux sont assassinés, avec leur famille.
— Une terre rude et cruelle, dit Karoya en frissonnant.
Un long silence s’ensuivit tandis que les trois hommes remerciaient les dieux de vivre dans un pays où le meurtre constituait une offense envers Maât et, quoique la chose ne fût pas inconnue dans les plus hautes instances du pouvoir, n’était pas aussi fréquent que dans des nations moins éclairées.
— Les chevaux se trouvent pour l’instant à la garnison, observa Bak. Il faudra les mener aux écuries royales. J’en parlerai au capitaine Neboua, et nous veillerons à ce que ce soit exécuté.
— Bien ! approuva Maï. Lieutenant Karoya, Marouwa a été assassiné dans notre port, aussi ce crime tombe sous ta juridiction. N’épargne aucun effort pour capturer le coupable.
— Je m’y efforcerai de mon mieux, mon capitaine.
Le regard de Maï revint se poser sur Bak.
— Combien de temps restes-tu à Ouaset, lieutenant ?
— Nous ne repartirons pas avant la fin de la fête.
— Je sais que je ne devrais pas te le demander sans l’accord préalable de ton commandant, mais serais-tu prêt à aider Karoya, le cas échéant ?
— Avec joie, capitaine.
Plus tard, marchant seul le long du fleuve, Bak dut s’avouer qu’il se sentait déçu de ne pas avoir à traquer l’assassin du marchand hittite. À coup sûr, il aurait été désavantagé en enquêtant au sein d’une communauté étrangère, et dans une cité qu’il ne connaissait plus. Cependant, le défi l’aurait bien tenté.